5

Où dans le malheur,
l’on découvre qu’on est un exilé.

Je n’avais jamais rien vu d’aussi moche. J’en avais pourtant vu. Leila gisait sur un chemin de campagne. La face contre terre. Nue. Elle tenait ses vêtements serrés sous son bras gauche. Dans son dos, trois balles. Dont une lui avait perforé le cœur. Des colonnes de grosses fourmis noires s’activaient autour des impacts et des égratignures qui zébraient son dos. Maintenant, les mouches attaquaient, pour disputer aux fourmis leur art de sang séché.

Le corps de Leila était couvert de piqûres d’insectes. Mais il ne semblait pas avoir été mordu par un chien affamé, ou un mulot. Piètre consolation, me dis-je. Elle avait de la merde séchée entre les fesses, ainsi que sur les cuisses. De longues traînées jaunâtres. Son ventre avait dû se relâcher avec la peur. Ou à la première balle.

Après l’avoir violée, ils lui avaient sans doute laissé croire qu’elle était libre. Cela avait dû les exciter de la voir courir nue. Une course vers un espoir qui était au bas du chemin. Au début de la route. Devant les phares d’une voiture qui arrive. La parole retrouvée. Au secours ! A l’aide ! La peur oubliée. Le malheur qui s’estompe. La voiture qui s’arrête. L’humanité qui se porte au secours, qui vient à l’aide, enfin.

Leila avait dû continuer de courir après la première balle. Comme si elle n’avait rien senti. Comme si elle n’avait pas existé, cette brûlure dans le dos qui lui coupait le souffle. Une course hors du monde, déjà. Là où il n’y a plus que merde, pisse, larmes. Et cette poussière qu’elle va mordre pour toujours. Loin du père, des frères, des amants d’un soir, d’un amour appelé de tout son cœur, d’une famille à construire, d’enfants à naître.

À la seconde balle, elle avait dû hurler. Parce que, quand même, le corps refuse de se taire. Il crie. Ce n’est plus à cause de cette douleur, violente, qu’il a dépassée. C’est sa volonté de vivre. L’esprit mobilise toute son énergie, et cherche l’issue. Cherche, cherche. Oublie que tu voudrais t’allonger dans l’herbe, et dormir. Crie, pleure, mais cours. Cours. Ils vont te laisser, maintenant. La troisième balle avait mis fin à tous ses rêves. Des sadiques.

D’un revers de main rageur j’écartai les fourmis et les mouches. Je regardai une dernière fois ce corps, que j’avais désiré. De la terre montait une odeur de serpolet, chaude et enivrante. J’aurais aimé te faire l’amour, ici, Leila, un soir d’été. Oui, j’aurais aimé. Nous aurions eu du plaisir, du bonheur à recommencer. Même si au bout des doigts, dans chaque caresse réinventée, se seraient profilés rupture, larmes, désillusion, que sais-je encore, tristesse, angoisse, mépris. Cela n’aurait rien changé à la saloperie humaine, qui ordonne ce monde. C’est sûr. Mais au moins, il aurait été, ce nous de la passion, qui défie les ordres. Oui, Leila, j’aurais dû t’aimer. Parole de vieux con. Je te demande pardon.

Je recouvris le corps de Leila du drap blanc que les gendarmes avaient jeté sur elle. Ma main hésita sur son visage. Le cou marqué d’une brûlure, le lobe de l’oreille gauche déchiré par la perte d’un anneau, les lèvres bouffant la terre. Je sentis mes tripes remonter à la gorge. Je tirai le drap avec rage, et me relevai. Personne ne disait mot. Le silence. Seules les cigales continuaient de couiner. Insensibles, indifférentes aux drames humains.

En me relevant, je vis que le ciel était bleu. Un bleu absolument pur, que le vert sombre des pins rendait encore plus lumineux. Comme sur les cartes postales. Putain de ciel. Putain de cigales. Putain de pays. Et putain de moi. Je m’éloignai, en titubant. Ivre de douleur et de haine.

Je redescendis le petit chemin, au milieu du chant des cigales. On se trouvait pas loin du village de Vauvenargues, à quelques kilomètres d’Aix-en-Provence. Le corps de Leila avait été trouvé par un couple de randonneurs. Ce chemin est un de ceux qui conduisent au massif de la Sainte-Victoire, cette montagne qui inspira tant Cézanne. Combien de fois avait-il fait cette promenade ? Peut-être même s’était-il arrêté ici, posant son chevalet, pour tenter d’en saisir une nouvelle fois toute sa lumière.

Je croisai mes bras sur le capot de la voiture et posai mon front dessus. Les yeux fermés. Le sourire de Leila. Je ne sentais plus la chaleur. Un sang froid coulait dans mes veines. J’avais le cœur à sec. Tant de violence. Si Dieu existait, je l’aurais étranglé sur place. Sans faillir. Avec la rage des damnés. Une main se posa sur mon épaule, presque timidement. Et la voix de Pérol :

— Tu veux attendre ?

— Y a rien à attendre. Personne n’a besoin de nous. Ici pas plus qu’ailleurs. Tu sais ça, Pérol, non ? On est des flics de rien. Qui n’existent pas. Allez, on se tire.

Il se mit au volant. Je me calai dans le siège, allumai une cigarette et fermai les yeux.

— C’est qui sur l’affaire ?

— Loubet. Il était de permanence. C’est plutôt bien.

— Ouais, c’est un bon mec.

 

Sur l’autoroute, Pérol prit la sortie Saint-Antoine. En flic consciencieux, il avait branché la fréquence radio. Son grésillement occupait le silence. Nous n’avions plus échangé un mot. Mais sans poser de questions, il avait deviné ce que je voulais faire : aller chez Mouloud, avant les autres. Même si je savais que Loubet ferait ça avec tact. Leila, c’était comme une histoire de famille. Il avait compris ça, Pérol, et ça me touchait. Je ne m’étais jamais confié à lui. Je l’avais découvert peu à peu, depuis qu’il avait été affecté à ma Brigade. Nous nous estimions, mais nous en restions là. Même autour d’un verre. Une prudence excessive nous empêchait d’aller au-delà. De devenir amis. Une chose était sûre : comme flic, il n’avait pas plus d’avenir que moi.

Il ruminait ce qu’il avait vu, avec la même douleur et la même haine que moi. Et je savais pourquoi.

— Elle a quel âge, ta fille ?

— Vingt.

— Et… Ça va ?

— Elle écoute les Doors, les Stones, Dylan. Ç’aurait pu être pire. Il sourit. Je veux dire que j’aurais préféré qu’elle soit prof ou toubib. Enfin, je sais pas quoi. Mais caissière à la Fnac, on peut pas dire que ça m’enchante.

— Et elle, tu crois que ça l’enchante ? Tu sais, il y a des centaines de futurs tas de choses qui sont caissiers. D’avenir, les mômes, ils n’en ont plus guère. Saisir ce qui se présente, c’est leur seule chance aujourd’hui.

— T’as jamais eu envie d’avoir des enfants ?

— J’en ai rêvé.

— Tu l’aimais, cette petite ?

Il se mordit la lèvre, d’avoir osé être aussi direct. Son amitié montait au créneau. Cela me touchait, une nouvelle fois. Mais je n’avais pas envie de répondre. Je n’aime pas répondre aux questions qui me touchent intimement. Les réponses sont souvent ambiguës et peuvent prêter à toutes les interprétations. Même s’il s’agit d’un proche. Il le sentit.

— T’es pas obligé d’en parler.

— Leila, tu vois, elle l’a eue cette chance, qu’un enfant d’immigré sur des milliers peut avoir. Ce devait être trop. La vie lui a tout repris. J’aurais dû l’épouser, Pérol.

— Ça n’empêche pas le malheur.

— Parfois, il suffit d’un geste, d’un mot, pour changer le cours de la vie d’un être. Même si la promesse ne tiendra pas jusqu’à l’éternité. T’as pensé à ta fille ?

— J’y pense chaque fois qu’elle sort. Mais des ordures comme ceux-là, ça court pas les rues tous les jours.

— Ouais. Mais ils courent quelque part, en ce moment.

Pérol proposa de m’attendre dans la voiture. Je racontai tout à Mouloud. À part les fourmis et les mouches. Je lui expliquai que d’autres flics viendraient, qu’il lui faudrait aller reconnaître le corps, remplir des tas de papiers. Et que s’il avait besoin de moi, bien sûr j’étais là.

Il s’était assis et m’écouta sans broncher. Ses yeux dans les miens. Il n’avait pas de larmes prêtes à couler. Comme moi, il s’était glacé. Pour toujours. Il se mit à trembler, mais sans s’en rendre compte. Il n’écoutait plus. Il vieillissait, là, devant moi. Les années allaient plus vite d’un seul coup, et le rattrapaient. Même les années heureuses lui revenaient avec un goût amer. C’est dans les moments de malheur que l’on redécouvre qu’on est un exilé. Mon père m’avait expliqué ça.

Mouloud venait de perdre la deuxième femme de sa vie. Sa fierté. Celle qui aurait justifié tous ses sacrifices, jusqu’à ceux d’aujourd’hui. Celle qui aurait enfin donné raison à son déracinement. L’Algérie n’était plus son pays. La France venait de le rejeter définitivement. Maintenant il n’était plus qu’un pauvre Arabe. Sur son sort, personne ne viendrait se pencher.

Il attendrait la mort, ici, dans cette cité de merde. L’Algérie, il n’y retournerait pas. Il y était revenu, une fois, après Fos. Avec Leila, Driss et Kader. Pour voir, comment c’était « là-bas ». Ils étaient restés vingt jours. Il avait vite compris. L’Algérie, ce n’était plus son histoire. C’était une histoire qui ne l’intéressait plus. Les magasins vides, à l’abandon. Les terres, distribuées aux anciens moudjahidins, restées incultes. Les villages déserts et repliés sur leur misère. Pas de quoi y étancher ses rêves, refaire sa vie. Dans les rues d’Oran, il n’avait pas retrouvé sa jeunesse. Tout était de « l’autre côté ». Et Marseille s’était mise à lui manquer.

Le soir où ils avaient emménagé dans ce petit deux-pièces, Mouloud, en guise de prière, avait déclaré à ses enfants : « On va vivre ici, dans ce pays, la France. Avec les Français. C’est pas un bien. C’est pas le pire des maux. C’est le destin. Faut s’adapter, mais pas oublier qui on est. »

Puis j’appelai Kader, à Paris. Pour qu’il vienne immédiatement. Et qu’il prévoie de passer du temps ici. Mouloud aurait besoin de lui, et Driss aussi. Mouloud lui dit ensuite quelques mots, en arabe. Enfin, je téléphonai à Mavros, à la salle de boxe. Driss s’y entrainait, comme tous les samedis après-midi. Mais c’était Mavros que je voulais avoir. Je lui dis, pour Leila.

— Trouve-lui un combat, Georges. Vite. Et fais-le travailler. Tous les soirs.

— Putain, je le tue, si je lui mets un combat. Même dans deux mois. Il sera bon, comme boxeur. Mais ce minot, il est pas encore prêt.

— Je préfère qu’il se tue comme ça, plutôt qu’à faire des conneries. Georges, fais ça pour moi. Occupe-toi de lui. Personnellement.

— OK, OK. Je te le passe ?

— Non. Son père lui expliquera tout à l’heure. Quand il rentrera.

Mouloud opina de la tête. C’était le père. C’était à lui de lui dire. C’est un vieil homme qui se leva du fauteuil, quand je raccrochai.

— Tu devrais partir maintenant, m’sieur. Je voudrais être seul.

Il l’était. Et perdu.

 

Le soleil venait de se coucher et j’étais en pleine mer. Depuis plus d’une heure. J’avais emporté quelques bières, du pain et du saucisson. Mais je n’arrivais pas à pêcher. Pour pêcher, il faut avoir l’esprit libre. Comme au billard. On regarde la boule. On se concentre sur elle, sur la trajectoire qu’on veut lui imposer, puis on imprime à la queue la force que l’on désire. Avec assurance, détermination. À la pêche, on lance la canne puis on se fixe sur le flotteur. On ne lance pas la canne comme ça. Au lancer, on reconnaît le pêcheur. Lancer relève de l’art de la pêche. L’esque accrochée à l’hameçon, il faut s’imprégner de la mer, de ses reflets. Savoir que le poisson est là, dessous, ne suffit pas. L’hameçon doit arriver sur l’eau avec la légèreté d’une mouche. La touche, on doit la pressentir. Pour ferrer le poisson à l’instant même où il mord.

Mes lancers étaient sans conviction. J’avais une boule au creux de l’estomac, que la bière ne dissipait pas. Une boule de nerfs. De larmes aussi. Cela m’aurait fait du bien, de pleurer. Mais ça ne sortait pas. Je vivrais avec cette image horrible de Leila, et cette douleur, tant que ces pourritures seraient en liberté. Que Loubet soit sur le coup me rassurait. Il était méticuleux. Il ne négligerait aucun indice. S’il y avait une chance sur mille pour qu’il dégotte ces ordures, il la trouverait. Il avait fait ses preuves. Dans ce domaine, il était bien meilleur que beaucoup, bien meilleur que moi.

J’avais mal, aussi, parce que je ne pouvais mener cette enquête. Pas pour en faire une affaire personnelle. Mais parce que de savoir de tels salauds en liberté m’était insupportable. Non, ce n’était pas vraiment ça. Je savais ce qui me torturait. La haine. J’avais envie de tuer ces types.

Je n’arrivais à rien aujourd’hui. Mais je ne me résignais pas à pêcher à la palangre. On ramène vite du poisson, comme ça. Des pageots, des daurades, des galinettes, des garis. Mais je n’y prenais guère de plaisir. On accroche des hameçons tous les deux mètres sur la ligne, et on la laisse traîner sur l’eau. J’avais toujours une palangre dans le bateau, au cas où. Pour les jours où je ne voulais pas rentrer au port les mains vides. Mais la pêche pour moi, c’était à la ligne.

Leila m’avait ramené à Lole, et Lole à Ugo et Manu. Et ça faisait un sacré raffut dans ma tête. Un trop-plein de questions, et pas de réponse. Mais il y avait une question qui s’imposait, et à laquelle je ne voulais pas répondre. Qu’est-ce que j’allais faire ? Je n’avais rien fait pour Manu. Convaincu, sans me l’avouer, que Manu ne pouvait finir que comme ça. Se faire descendre dans la rue. Par un flic, ou ce qui était plutôt habituel, par un petit truand à la solde d’un autre. C’était dans la logique des choses de la rue. Que Ugo crève sur le trottoir, ça l’était moins. Il n’avait pas cette haine du monde que Manu portait au fond de lui, et qui n’avait cessé de grandir au fil des années.

Je ne pensais pas qu’Ugo ait changé à ce point. Je ne pouvais le croire capable de sortir un flingue et de tirer sur un flic. Il savait ce qu’était la vie. C’est pour cela qu’il avait « rompu » avec Marseille, et Manu. Et renoncé à Lole. Quelqu’un capable de faire ça, j’en étais sûr, ne met jamais en balance la vie et la mort. Coincé, il se serait fait arrêter. La prison n’est qu’une parenthèse à la liberté. On en sort un jour ou l’autre. Vivant. Si je devais faire quelque chose pour Ugo, ce devait être ça. Comprendre ce qui s’était passé.

Au moment où je sentis la touche, la conversation avec Djamel me revint à l’esprit. Je ne ferrai pas assez vite. Je ramenai la ligne pour accrocher une autre esque. Si je voulais comprendre, je devais éclaircir cette piste. Est-ce qu’Auch avait identifié Ugo sur les témoignages des gardes du corps de Zucca ? Ou est-ce qu’il l’avait fait filer dès sa sortie de chez Lole ? Est-ce qu’il aurait laissé Ugo tuer Zucca ? C’était une hypothèse, mais je ne pouvais l’admettre. Je n’aimais pas Auch, mais je ne l’imaginais pas aussi machiavélique. Je revins à une autre question : comment Ugo avait-il su aussi vite pour Zucca ? Et par qui ? Une autre piste à suivre. Je ne savais pas encore comment m’y prendre, mais je devais m’y mettre. Sans me trouver dans les pattes d’Auch.

J’avais fini les bières et réussi quand même à prendre un loup. Deux kilos, deux kilos cinq. Pour une mauvaise journée, c’était mieux que rien. Honorine attendait mon retour. Assise sur sa terrasse, elle regardait la télé par la fenêtre.

— Mon pôvre, z’auriez pas fait fortune, comme pêcheur, vé ! dit-elle en voyant mon loup.

— Je suis jamais parti pour faire fortune.

— Juste un loup comme ça… Elle le regarda d’un air désolé. Z’allez le faire comment ? Je haussai les épaules. Vé ! à la sauce Belle Hélène, y serait peut-être pas mal.

— Faudrait un crabe, et j’en ai pas.

— Oh ! Vous, z’avez votre tête des mauvais jours. Boudiou, faut pas trop vous chatouiller, qu’on dirait ! Dites, j’ai des langues de morue, qu’elles marinent depuis hier. Si ça vous dit, je les amène demain ?

— Jamais goûté. Où vous avez trouvé ça ?

— C’est une nièce, vé, qu’elle me les a ramenées de Sète. Moi, j’en ai plus mangé depuis que mon pauvre Toinou il est parti. Bon, je vous ai laissé de la soupe au pistou. Elle est encore tiède. Reposez-vous, que vous avez vraiment la petite mine.

 

Babette n’hésita pas une seule seconde.

— Batisti, elle dit.

Batisti. Merde ! Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Tellement évident que ça ne m’était même pas venu à l’esprit. Batisti avait été un des hommes de main de Mémé Guérini, le caïd marseillais des années 40. Il avait décroché il y a une vingtaine d’années. Après la tuerie du Tanagra, un bar du Vieux-Port, où quatre rivaux, proches de Zampa, furent exécutés. Ami de Zampa, Batisti s’était-il senti menacé ? Babette l’ignorait.

Il avait ouvert une petite société d’import-export et coulait une vie paisible, respecté de tous les truands. Il n’avait jamais pris parti dans la guerre des chefs, n’avait manifesté aucune velléité de pouvoir et de fric. Il conseillait, servait de boîte aux lettres, mettait en liaison les hommes entre eux. Lors du casse de Spaggiari à Nice, c’est lui qui, en pleine nuit, monta l’équipe capable de venir à bout des coffres de la Société Générale. Les hommes aux chalumeaux. Au moment du partage, il refusa sa commission. Il avait rendu service, c’est tout. Il gagnait en respect. Et le respect dans le Milieu, c’était la meilleure assurance sur la vie.

Manu atterrit chez lui un jour. Un passage obligé, si l’on ne voulait pas rester un casseur de rien. Manu avait longtemps hésité. Depuis le départ d’Ugo, il était devenu du genre solitaire. Il ne faisait confiance à personne. Mais les petits braquages devenaient dangereux. Et puis, il y avait de la concurrence. Pour pas mal de jeunes Arabes, c’était devenu un sport favori. Quelques coups réussis permettaient de constituer la cagnotte nécessaire pour devenir dealer, et avoir le contrôle d’un lotissement, voire de la cité. Gaëtan Zampa, qui avait reconstitué le milieu marseillais, venait de se pendre dans sa cellule. Le Mat et Le Belge tentaient d’éviter un nouvel éclatement. On recrutait.

Manu se mit à bosser pour le Belge. Occasionnellement. Batisti et Manu, ils s’étaient plu. Manu avait trouvé en lui le père qu’il n’avait jamais eu. Le père idéal, qui lui ressemblait, et qui ne lui faisait pas la morale. Le pire des pères, pour moi. Je n’aimais pas Batisti. Mais j’avais eu un père, et je n’avais pas vraiment eu à m’en plaindre.

— Batisti, répéta-t-elle. Il suffisait d’y penser, mon chou.

Très fière d’elle, Babette se resservit un marc du Garlaban. Tchin, elle dit en levant son verre, un sourire aux lèvres. Après le café, Honorine était partie faire une petite sieste chez elle. Nous étions sur la terrasse, en maillot de bain dans des chaises longues, sous un parasol. La chaleur nous collait à la peau. Babette, je l’avais appelée hier soir et, par chance, elle était chez elle.

— Alors beau brun, tu te décides enfin à m’épouser ?

— Juste t’inviter, ma belle. À déjeuner, chez moi, demain.

— Toi, t’as un service à me demander. Toujours le même salaud ! Ça fait combien ? Hein ? Tu le sais même pas, j’parie ?

— Heu… Disons trois mois.

— Huit, hé connard ! T’as dû tremper ton beignet partout et n’importe où.

— Rien que chez les putes.

— Pouah ! Quelle honte. Alors que moi, je me morfonds. Elle soupira. Bon, c’est quoi au menu ?

— Langues de morue, loup grillé, lasagnes fraîches au fenouil.

— T’es con, ou quoi ? J’te demande de quoi tu veux causer. Que je révise.

— Que tu m’expliques ce qui se passe dans le Milieu en ce moment.

— C’est en rapport avec tes potes ? J’ai lu pour Ugo. Suis désolée.

— Ça se pourrait.

— Hé ! C’est quoi qu’t’as dit ? Des langues de morue ? C’est bon ?

— Jamais goûté, ma belle. Une première avec toi, ce sera.

— Hum. Et si on s’offrait un hors-d’œuvre tout de suite ? J’apporte ma petite chemise de nuit, et je fournis les capotes ! J’en ai des bleues, assorties à mes yeux !

— Tu vois, il est presque minuit, les draps sont sales, et les propres sont pas repassés.

— Fumier !

Elle avait raccroché. En riant.

Babette, je la connaissais depuis presque vingt-cinq ans. Je l’avais rencontrée une nuit au Péano. Elle venait d’être embauchée comme correctrice à La Marseillaise. On avait eu une liaison, comme nous en avions à cette époque-là. Cela pouvait durer une nuit, ou une semaine. Jamais plus.

Nous nous étions retrouvés lors de la conférence de presse où fut présentée la réorganisation des Brigades de surveillance de secteurs. Avec moi en guest star. Elle était devenue journaliste, s’était spécialisée dans les faits divers, puis elle avait quitté le journal, et s’était mise à son compte. Elle pigeait régulièrement au Canard enchaîné, et des quotidiens, des hebdos lui confiaient assez souvent de grosses enquêtes. Elle en connaissait plus long que moi sur la délinquance, la politique sécuritaire et le Milieu. Une véritable encyclopédie, mignonne à croquer. Elle avait un petit côté madone de Botticelli. Mais dans ses yeux, on voyait bien que ce n’était pas Dieu qui l’inspirait, mais la vie. Et tous les plaisirs qui allaient avec.

On eut une autre liaison. Aussi rapide que la première. Mais on aimait bien se retrouver. Un dîner, une nuit. Un week-end. Elle n’attendait rien. Je ne demandais rien. Chacun retournait à ses affaires, jusqu’à une prochaine fois. Jusqu’au jour où il n’y aurait plus de prochaine fois. Et la dernière fois, elle et moi, nous avions su que c’était la dernière fois.

Je m’étais mis à la cuisine tôt le matin, en écoutant de vieux blues de Lightnin’Hopkins. Après avoir nettoyé le loup, je l’avais rempli de fenouil, puis l’avais arrosé d’huile d’olive. Je préparai ensuite la sauce des lasagnes. Le reste du fenouil avait cuit à feu doux dans de l’eau salée, avec une pointe de beurre. Dans une poêle bien huilée, j’avais fait revenir de l’oignon émincé, de l’ail et du piment finement haché. Une cuillerée à soupe de vinaigre, puis j’avais ajouté des tomates que j’avais plongées dans l’eau bouillante et coupées en petits cubes. Lorsque l’eau s’était évaporée, j’avais ajouté le fenouil.

Je m’apaisais, enfin. La cuisine avait cet effet sur moi. L’esprit ne se perdait plus dans les méandres complexes des pensées. Il se mettait au service des odeurs, du goût. Du plaisir.

Babette arriva avec Last night blues, au moment où je me servais un troisième pastis. Elle portait des jeans noirs très moulants, un polo d’un bleu assorti à ses yeux. Sur ses cheveux longs et frisés, une casquette de toile blanche. Nous étions sensiblement du même âge, mais elle n’avait pas l’air de vieillir. La moindre petite ride au coin des yeux, ou à la commissure des lèvres, ajoutait à son pouvoir de séduction. Elle le savait et elle en jouait habilement. Cela ne me laissait jamais insensible. Elle alla renifler au-dessus de la poêle, puis m’offrit ses lèvres.

— Salut matelot, dit-elle. Hum, j’en prendrais bien un, de pastis.

Sur la terrasse, j’avais préparé une bonne braise. Honorine apporta les langues de morue. Elles marinaient dans une terrine avec de l’huile, du persil haché et du poivre. Selon ses indications, j’avais préparé une pâte à beignets à laquelle j’avais incorporé deux blancs d’œuf montés en neige.

— Vé ! Allez boire le pastis, tranquilles. Je m’en occupe du reste.

Les langues de morue, nous expliqua-t-elle à table, c’était un plat délicat. On pouvait les faire au gratin, avec une sauce aux clovisses ou à la provençale, en papillote ou même cuites au vin blanc avec quelques lamelles de truffes et des champignons. Mais en beignets, selon elle, c’était ça le mieux. Babette et moi étions prêts à goûter les autres recettes, tant c’était délicieux.

— Et maintenant, j’ai droit au petit sucre d’orge ? dit Babette, en passant sa langue sur ses lèvres.

— Tu crois pas qu’on a passé l’âge ?

— Y a pas d’âge pour les gâteries, mon chou !

J’avais envie de réfléchir à tout ce qu’elle venait de me raconter sur le Milieu. Une sacrée leçon. Et à Batisti. Ça me brûlait d’aller le voir. Mais ça pouvait attendre jusqu’à demain. On était dimanche, et pour moi ce n’était pas tous les jours dimanche. Babette dut lire dans mes pensées.

— Cool, Fabio. Laisse aller, c’est dimanche. Elle se leva, me prit la main. On va se baigner ? Ça apaisera tes ardeurs !

On nagea à se faire éclater les poumons. J’aimais ça. Elle aussi. Elle avait voulu que je sorte le bateau et qu’on aille au large de la Baie des Singes. J’avais dû résister. C’était une règle, sur le bateau je n’emmenais personne. C’était mon île. Elle avait gueulé, m’avait traité de connard, de pauvre mec, puis s’était jetée à l’eau. Elle était fraîche à souhait. À bout de souffle, les bras un peu cassés, on se laissa flotter en faisant la planche.

— Qu’est-ce que tu veux, avec Ugo ?

— Comprendre. Après je verrai.

Pour la première fois, j’envisageai que comprendre ne me suffirait peut-être pas. Comprendre est une porte qu’on ouvre, mais on sait rarement ce qu’il y a derrière.

— Fais gaffe où tu mets les pieds.

Et elle plongea. Direction chez moi.

 

Il était tard. Et Babette était restée. Nous étions allés chercher une pizza aux supions, chez Louisette. On la mangea sur la terrasse, en buvant un côtes de Provence rosé du Mas Negrel. Frais, juste ce qu’il fallait. On éclusa la bouteille. Puis je me mis à parler de Leila. Du viol, et du reste. Lentement, en fumant. En cherchant mes mots. Pour trouver les plus beaux. La nuit était tombée. Je me tus. Vidé. Le silence nous enveloppait. Pas de musique, rien. Rien que le bruit de l’eau contre les rochers. Et des chuchotements, au loin.

Sur la digue, des familles dînaient, à peine éclairées par des lampes à gaz de camping. Les cannes à pêche calées dans la roche. Parfois, on entendait un rire. Puis un « chut ». Comme si de rire, ça pouvait faire fuir le poisson. On se sentait ailleurs. Loin de la merde du monde. Ça respirait le bonheur. Les vagues. Ces voix au loin. Cette odeur de sel. Et même Babette à côté de moi.

Je sentis sa main courir dans mes cheveux. Elle m’attira doucement sur son épaule. Elle sentait la mer. Elle me caressa la joue avec tendresse, puis le cou. Sa main remonta sur ma nuque. C’était doux. Je me mis enfin à sangloter.

 

Total kheops
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